Un rêve d’architecte, de chaque côté de la Méditerranée


L’architecture inspire la littérature. Les maisons ne sont-elles pas des boîtes où se rangent les destins familiaux et particuliers, des reflets de la grande histoire et des miroitements d’histoires particulières? 

On peut le dire sans hésiter pour un concept immobilier aussi monumental que Climat de France, construit à Alger entre 1954 (début de la guerre d’Algérie) et 1957, afin de loger dans une sorte de palais populaire aux douze colonnes et aux milliers de ruches les Algérois croupissant dans des bidonvilles.

On peut le dire encore pour le gigantesque ensemble de Meudon-la-Forêt, non loin de Paris, œuvre du même architecte. Brigitte Richeux a posé sa trame narrative sur ces deux pôles architecturaux, de chaque côté de la Méditerranée. De ces univers surpeuplés, elle ne retient que quatre personnages principaux et procède de manière kaléidoscopique, passant d’un lieu à l’autre, d’un personnage à l’autre, et jouant à saute-mouton à travers les époques.

Idéaliste mégalomane

A tout seigneur tout honneur, mentionnons d’abord l’architecte et urbaniste Fernand Pouillon, concepteur et constructeur de ces deux paquebots immobiliers. Né en 1913, moins connu que cet autre épris du gigantisme qu’est Le Corbusier (son aîné d’un quart de siècle), Fernand Pouillon a eu ses heures de gloire et un destin hors du commun. Marie Richeux le dépeint en idéaliste mégalomane vraiment soucieux de «construire des logements de rois pour les plus démunis», à très grande échelle, de manière à offrir le meilleur au moindre prix.

Il est surtout saisi sur les chantiers, hâtant le mouvement de toute son énergie, car il faut aller vite. Impossible bien sûr de mener à bien de tels projets sans appui politique. Jacques Chevallier, maire d’Alger à cette époque, accompagne bravement l’architecte et rend possible la démesure de son projet, avant de le suivre en France dans son aventure de Meudon-la-Forêt. Marie Richeux le tient un peu à distance, mais le cite directement (reproduction d’une lettre et d’un entretien).

D’un profil plus modeste, les deux autres personnages s’appellent Marie (l’auteure elle-même à peine déguisée) et Malek, octogénaire en 2016, voisin de palier de Marie dans l’immeuble de Meudon-la-Forêt où elle a elle-même grandi. Marie Richeux indique dans le roman même qu’elle parle du lieu de son enfance et de son adolescence. Plutôt que de vouloir trop embrasser et de refaire le coup de Georges Perec avec La Vie mode d’emploi et ses deux mille personnages de locataires, elle s’attache à parler de son voisin de palier. Malek est venu en France en 1956 pour fuir la guerre. Marie parle peu d’elle-même, sinon du livre qu’elle est en train d’écrire.

Un jumeau malade

Le pôle algérien du roman, très documenté, fait l’objet de deux visites de Marie et la laisse comme interdite en raison de ses aspects familiers, car c’est un jumeau de Meudon-la-Forêt. Mais un jumeau malade de sa surpopulation, en train de sombrer, un bidonville prenant paradoxalement racine sur le toit même du «palais» érigé pour en finir avec les habitats insalubres et précaires.

Ce roman déroutant parle de manière un peu détournée de la guerre d’Algérie, du brassage des identités et des cultures et de la difficulté à être à la fois pleinement d’ici et pleinement d’ailleurs. Son titre ajoute un «s» au nom d’une grande cité algérienne aujourd’hui à la dérive. Manière de dire, peut-être, que la réalité n’est pas univoque. Car ce livre affirme qu’un ensemble comme celui de Meudon-la-Forêt, où le concept de mixité sociale s’est appliqué dès la fin des années 1950, fait de pierre et non de béton, fruit du sens esthétique et de la morale sociale d’un Fernand Pouillon, n’est pas fatalement un ghetto inhumain et anonyme. Il faut toutefois en prendre soin.

Rupture de la chronologie narrative

Animatrice radiophonique à France Culture, Marie Richeux est née en 1984. Son roman se tient à la limite des sciences sociales et de l’histoire. Il tente d’exprimer, en une succession de flashes brisant la chronologie narrative, ce que seule la littérature peut saisir au-delà des constats factuels et des approches sociologiques. En ce sens, il ouvre des portes et parle vraiment.

Marie Richeux, «Climats de France», Sabine Wespieser, 259 p.

Source de l'article Le Temps Suisse

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