Mohamed Charfi : Réflexions sur le dialogue culturel euroméditerranéen

Le 6 juin 2008 nous quittait Mohamed Charfi, le militant des droits de l’Homme, le penseur de l'Islam moderne et le professeur de Droit. En commémoration de son souvenir, Leaders a publié ce texte peu connu qu’il avait consacré au dialogue interculturel. 


Dialogue culturel. Un sujet fréquemment débattu ces derniers temps, mais toujours à l’ordre du jour, car loin d’être épuisé. Si son contenu reste à préciser, son intérêt semble faire l’unanimité; intérêt important surtout s’il s’agit de l’espace euroméditerranéen.

Remarquons d’abord que l’expression «euroméditerranéen» est critiquable. L’Europe a bien une dimension méditerranéenne. Quand elle discute avec les nations de cette mer, elle parlerait en partie avec elle-même. Il serait plus approprié de dire dialogue euro-arabe ou euro-islamique, dialogue entre les deux rives de la Méditerranée ou dialogue Nord-Sud. Mais, à chacune de ces nouvelles expressions, le champ s’élargit et, dès lors, le débat devient plus difficile. J’hésiterais entre dialogue euromaghrébin, champ plus étroit, rapports plus intimes et sujet sûrement plus fécond ou dialogue méditerranéen, appellation plus neutre, en attendant l’évolution de ce dialogue.

Sans tenir compte du facteur subjectif de notre appartenance à cette région qui nous rend plus sensible à tout ce qui la concerne, je trouve le choix de l’aire méditerranéenne sûrement heureux pour des raisons objectives. Cette partie du monde a été le berceau de l’humanité, en tout cas celle où se sont déroulés les évènements majeurs de l’Antiquité et du Moyen Age. 

Certes, à la même époque, d’autres civilisations ont existé et ont exercé une influence sur leur voisinage. La Chine a rayonné sur la Mandchourie, la Mongolie, le Tibet, le Yunnan, le Japon. De son côté, l’Inde, un sous-continent à elle seule, a fait de l’océan Indien une mer intérieure et a développé une civilisation raffinée. Mais, l’influence de ces deux géants est restée limitée, du fait de leur caractère géographiquement périphérique. Au contraire, la Méditerranée, par sa situation centrale, a été jusqu’au XVIe siècle ce que Fernand Braudel a appelé « l’économie-monde », puisqu’elle était, selon lui, «un monde en soi, un seul univers économique, débordant largement et dans toutes les directions la ligne interminable de ses rivages, vers l’intérieur de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique» .

L’histoire de cette région est caractérisée par le nombre et la gravité des conflits en tous genres qui l’ont jalonnée. Les guerres puniques ont duré des siècles et ont été particulièrement meurtrières avec des hauts et des bas des deux côtés. Carthage a dominé Rome et Hannibal l’a faite trembler. Par la suite, Rome a pris sa revanche en détruisant Carthage en 146 av. J.-C. et en imposant pendant des siècles la Pax Romana. La conquête islamique a changé fondamentalement les données dans tout le Sud de la Méditerranée et dans une large partie du Sud de l’Europe. Cela a duré des siècles avant l’établissement d’un nouvel équilibre par la Reconquista espagnole. 
L’histoire a souvent été enseignée aux enfants des écoles comme une série de conflits armés, c’est-à-dire de victoires des uns et de défaites des autres. En fait, heureusement, les guerres ont toujours été des moments de l’histoire. Moments difficiles, pénibles et regrettables, mais souvent passagers. Car l’essentiel est le contact entre les peuples où chacun a appris de l’autre une part de sa science et de sa culture. Il s’en est suivi, généralement, un enrichissement mutuel et une interpénétration des civilisations de telle manière qu’il serait vain d’insister sur les mérites d’une partie pour conclure à sa supériorité sur les autres. Les progrès humains sont souvent le fruit d’emprunts et de dons à la fois.

La philosophie grecque est un monument de la pensée humaine, élaboré en Europe. Pourtant, partie de Grèce, c’est grâce aux Arabes qu’elle est arrivée, d’ailleurs commentée et enrichie, en Espagne et de là à toute l’Europe où elle va favoriser la Renaissance. 

Parfois, les monuments historiques portent les traces de l’interpénétration culturelle. Je ne vise pas seulement les architectures influencées les unes par les autres. Je pense à certains faits particulièrement significatifs. La mosquée de Cordoue, comme celle de Omeyyades à Damas, sont parmi les plus belles au monde. Elles ont cette particularité commune de contenir chacune en son sein un monument chrétien. Les explications de cette présence d’une religion dans l’autre sont différentes, voire opposées. Les constructeurs musulmans de la mosquée des Omeyyades ont conservé le tombeau de Jean-Baptiste par respect pour un saint chrétien. A Cordoue, on n’a pas voulu sacrifier la splendeur de la mosquée. Les chrétiens se sont contentés d’ériger en son sein une chapelle pour souligner le changement du rapport de force. Ces deux édifices sont les témoins de la fréquence des rapports islamo-chrétiens et de la fécondation réciproque de ces deux civilisations.

Sur la même terre, au sein de la même communauté humaine, il est remarquable que, malgré les massacres, le sang et les larmes provoqués par les nombreux conflits, les guerres ont toujours été suivies par de longues périodes de paix où les populations se sont mélangées, des liens de sang se sont créés, les diverses cultures se sont mutuellement fécondées et les échanges commerciaux se sont développés au bénéfice des différentes parties. Au bout de deux ou trois générations, parfois plus, on ne distingue plus les descendants des opprimés de ceux des oppresseurs. L’oubli est un facteur de coexistence pacifique. Mais, avec la nouvelle donne, de nouveaux problèmes apparaissent, qui seront la cause de nouveaux conflits.

Les conflits ont toujours eu pour cause première la volonté de dominer des uns et, conséquence inéluctable, la peur d’être dominé des autres ou leur résistance à la domination. A cette cause générale, s’ajoute une opposition de deux sortes, les conflits d’intérêts et les conflits d’idées. Souvent, pour favoriser le même événement, les deux causes se conjuguent. Par exemple, les Berbères musulmans, qui ont conquis l’Espagne et sont arrivés jusqu’à Poitiers, voulaient répandre la religion islamique ; mais l’appât du butin n’a jamais été absent dans la motivation de ces guerriers.

Il n’empêche que, si l’on ne tient compte que de la cause dominante, l’on peut classer les guerres puniques comme étant la conséquence d’un conflit d’intérêts et les guerres entre la Croix et le Croissant comme des guerres idéologiques.

On peut donc espérer l’établissement d’une paix durable si on développe les antidotes des trois causes des conflits – la politique de domination, le conflit d’intérêts ou l’opposition idéologique - par la mise au point d’un système de coopération économique équilibrée de telle sorte que chacun trouve son compte, l’apaisement des conflits d’idées et la maîtrise des réflexes de domination.........

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