L’Europe n’aura plus d’horizon sans son identité méditerranéenne


Qu’est ce qu’une identité si ce n’est le croisement d’une histoire, d’une géographie et d’une cause ? Comment penser politiquement une identité lorsqu’on rejette sa propre histoire, ignore sa propre géographie et refuse de nommer la cause qui nous anime ? Notre peur de disparaître est-elle si forte que nous l’anticipions par hantise de ne pouvoir y échapper ?

Alain Cabras
Alain Cabras (Crédits : Alfred Mignot)
Telles sont bien les questions auxquelles les élites, les forces vives et citoyennes de l'Europe sont obligées de répondre, désormais, et avec urgence, en étant priées de ne plus se boucher le nez lorsque l'on emploie le mot « identité ». Car cette question, loin d'être la panacée des extrêmes droites du Vieux continent, est aussi celle des démocrates et des républicains qui s'alarment de la disparition de la souveraineté populaire.

En effet, les peuples sont montrés du doigt de la défiance de la part d'une certaine élite politique qui pense que ce qui est voté par referendum ne vaut rien et peut être revoté par les représentations nationales pour s'en défaire.

Ces mêmes peuples dont M. Cohn-Bendit dit, dans Le Monde en date du 25 mars 2013, que « les institutions que nous avons bâties protègent les peuples contre eux-mêmes, canalisent les aigreurs avec comme seule conséquence qu'une seule chose est exclue : la guerre ». Comme si les guerres de 1914/1918 et 1939/1945 avaient été l'œuvre de peuples déchaînés et non pas de dirigeants bien éduqués.

Ces peuples encore qui apprennent, un beau matin dans les médias, par leur chef d'État ou de gouvernement que leur système bancaire va s'effondrer, leur épargne saisie et leurs dirigeants démocratiquement choisis éloignés et remplacés par des technocrates issus de la finance mondiale.

Plus d'identité au menu européen

Cette révocation de l'intelligence populaire est tragique et ampute le processus identitaire de sa base, n'étant plus guidé que par une vague idée d'en haut, sorte de représentations que se font certaines castes dirigeantes mondialisées qui les poussent à ne plus croire en l'Europe et encore moins en leur pays. Mais, s'il s'agissait seulement de points de vue divergents entre des « élites » et leurs peuples, sans tomber dans une vision manichéenne, au moins le débat aurait-il lieu entre tenants des discours populistes et tenants des discours élitistes. Or il n'y a plus d'identité au menu intellectuel et politique de l'Europe.

Le refus de la notion d'identité accompagné du suicidaire et inévitable sentiment de honte de soi est en marche et laisse la jeunesse européenne en errance. Certes, Lacan nous a appris que seuls les « non-dupes errent » mais en faisant un clin d'œil aux noms du Père en tant que verticalité d'un système de valeurs vécu. Tous les pays qui se sont engagés dans la conquête de leur place dans la mondialisation ont plus ou moins répondu aux questions axiologiques que pose l'existence de valeurs centrales de cohésion. Que met-on sur l'axe vertical de ses valeurs ? En quoi croyons-nous de manière transcendantale ? Au Père, au Progrès, à la Patrie, au Parti, à la Puissance, en une Parole fondatrice, au Prolétariat, en notre Pays ? Il va bien falloir choisir un « P » pour retrouver la paix.

Et sur l'axe horizontal qui matérialise nos repères ? Car si Ernest Renan nous a marqués au fer rouge avec cette phrase définitive sur la nation qui doit être « un vouloir-vivre collectif », il faut baliser ce « vouloir ». Les Européens ont-ils les mêmes envies ? Sont-ils dans l'ordre du désir collectif, de la communauté de destin ? Si oui, lesquels ?

Depuis 2005, nous sommes orphelins du débat sur les origines et les identités de l'Europe car depuis 1992, à Maastricht, la dépossession de nos moyens de souveraineté se fit sans donner un cap et une vision à la nouvelle Europe unie. Nous sommes des êtres politiques qui réalisons notre être social en prenant la parole. L'Europe se détourne de la « Parole » de ses peuples. Les représentants politiques des extrêmes qui rejettent l'idée même de l'Europe s'engouffrant dans cette erreur des élites. Si les démocrates qui veulent préserver le socle de leur liberté, donc des souverainetés que nous a léguées la Révolution française, populaire et nationale, ils vont devoir se les réapproprier.

Une controverse de Valladolid à l'envers ?

Or, une civilisation ne tient pas sur son amas de richesses ni ses quantités de bien matériels, elle tient sur ses valeurs centrales de cohésion. Son identité est un décor dans lequel se développent une ou plusieurs cultures, des valeurs centrales ou périphériques, des discours sur l'ordre social et politique, des dynamiques et des visions. Sans cela point de « foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses... » expliquait Lévi-Strauss, éloignant ainsi ce concept de ses seules dérives violentes et criminelles pour faire apparaître aussi son sens constructif et positif.

Comment se fait-il dès lors que les élites européennes prônent le respect absolu, et parfaitement légitime, des « foyers virtuels » des autres entités dans le monde, mais ne veuillent absolument pas assumer, voire accepter, les entités européennes?

La croyance précaire selon laquelle la lutte pour les déficits, le devoir de ne pas exister sur le plan international, l'éloge de la démesure dans la pseudo conquête commerciale de la planète tout en devenant le plus grand musée du monde à ciel ouvert, ne fait même plus sourire les géants qui se lèvent à l'horizon.

Voilà bien des années que la singularité qui faisait la civilisation de l'Europe s'est métamorphosée. L'Europe aux prétentions universalistes incarnées dans l'image du Progrès, mais « pétrie de l'esprit fécond du doute » s'est renfermée dans son refus d'être exemplaire comme toutes les autres civilisations entendent l'être dans ce que Malraux appelait « la métamorphose des Dieux ». Les Européens se sont mis seuls dans une seconde controverse de Valladolid, où cette fois-ci il n'est plus question de savoir si les Indiens ont une âme, mais si les Européens ont une identité.

Le temps passé à nier cette dernière et à ne pas essayer d'en retrouver la quête et les bienfaits, passés au crible de l'histoire et des progrès des autres parties du monde, se fait au détriment du principe civilisationnel le plus fort : la solidarité. L'Europe ne connaît pas de principe de solidarité entre les peuples. Celui qu'elle affiche par l'action monétaire et des politiques communes n'est plus compris ni même su par les citoyens européens devenus indifférents.

La perte de nos héritages méditerranéens est un drame

Ce manque de solidarité est frappant aujourd'hui avec la résurgence de préjugés, de stéréotypes que l'on croyait oubliés ou devenus des blagues de comptoirs entre l'Europe du Vin et celle de la Bière. Depuis la crise financière de 2008, les États du nord jugent et condamnent les politiques et les savoir-faire des politiques des États du sud. A la défiance qui frappe ces deux Europe s'ajoute celle de l'ex Europe centrale et de l'est, dont certains régimes durcissent les lois et constitutions pour ne plus être sous la coupe de Bruxelles.

Après 1989, il fallait tenter de donner des repères communs que la seule Colombe de la paix ne pouvait porter sur ses frêles ailes.

La Méditerranée a légué des civilisations qui nous ont enseignés la part essentielle de l'homme dans la préservation de son environnement, sa conception de la redistribution des richesses, la cohésion sociale doublée du principe de loyauté (l'asabyaa d'Ibn Khaldûn, même si elle différait il y a sept siècles) où réciprocité et enrichissement collectif sont à la base de toute harmonie durable.

A ces idéaux méditerranéens, la soif insatiable d'élévation européenne, l'amour des Droits de l'Homme et l'envie d'être première parmi ses pairs, « primus inter pares », sont des ressorts que l'Europe ne peut plus ignorer sous peine de les subir.

Sans cela, en 2050 nous serons sur le strapontin du monde, en train de regarder nos émissions de téléréalités, en attendant les mails que notre jeunesse nous aura envoyés du bout du monde actif.

Par Alain CABRAS (Enseignant universitaire (Sciences Po Aix, etc.)Consultant formateur en management interculturel) - Source de l'article La Tribune

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