L’Europe ne doit pas oublier la Méditerranée

L’escalade des conflits et des tensions en Libye, Syrie, Egypte, Irak et Palestine nous inquiète à de nombreux points de vue. La sécurité, les perturbations de l’approvisionnement en pétrole, l’immigration ne sont qu’une partie de nos craintes. 

Le rôle de l’Union européenne (UE) dans la région méditerranéenne reste toujours trop flou : elle est incapable de nous donner un minimum de garantie sur ces nombreux défis. Voyageant d’un bout à l’autre du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord durant les derniers mois - du Maroc à la Turquie, ainsi qu’en Arabie Saoudite -, j’ai pu observer la situation à la loupe.

Un nouveau monde, très complexe et tout à fait crucial pour l’Europe, demeure à quelques centaines de kilomètres de chez nous. Malgré la situation dramatique dans laquelle est plongée l’Ukraine, j’estime crucial que l’UE se focalise d’urgence sur la frontière sud de la Méditerranée, et déploie une stratégie radicalement inédite.

On pourrait sans doute discuter longtemps de l’échec de la politique européenne de voisinage vis-à-vis de cette région, mais on ne peut plus se payer le luxe de l’attentisme. Préalablement à toute autre démarche, il est nécessaire que nous prenions conscience de la portée de ce qui est en train de se produire dans la région, quoique cette mutation se manifeste sous des formes différentes selon les pays.

Depuis le début du réveil arabe en 2011, on assiste à une véritable lutte d’influence au sein de la communauté sunnite. Le Qatar et la Turquie, principaux alliés des Frères musulmans, donc du Hamas, d’Ennahda, du président égyptien destitué Morsi, sont confrontés aux partisans traditionnels des salafistes : Arabie Saoudite et Emirats arabes unis. L’enjeu est la suprématie économique et géostratégique sur la région, y compris la Libye.

Ces nouveaux acteurs régionaux (Qatar, Turquie, Arabie Saoudite, Emirats arabes unis) ont acquis une puissance économique et médiatique sans précédent alors que l’Occident (les Etats-Unis notamment) ne garde qu’une supériorité militaire par ailleurs souvent employée de façon maladroite. Ce sont des pays qui, en général, agissent en dehors du droit international humanitaire. En Egypte, ce sont les salafistes, avec leurs puissants alliés, qui l’emportent pour le moment. Dans les autres pays de la région, on ne peut que faire état d’une transition fragile en Tunisie, d’un statu quo incertain en Algérie, et de forces tout à fait néfastes en train de se mesurer en Jordanie et au Liban en raison du débordement des conflits voisins.

Il faut que l’Europe donne le départ d’une politique totalement innovante - qui d’ailleurs ne peut pas s’appliquer partout de la Géorgie à l’Algérie - dont le pivot ne peut pas être l’immigration. Les débarquements de clandestins, l’immigration illégale ne sont que la pointe de l’iceberg : des millions de personnes essayant de fuir la guerre, la famine, la dictature, sont destinés à ne pas rentrer dans leurs pays même si on construit un mur en pleine Méditerranée.

Or, les priorités, fixées en 2011 par l’Union, résumées par les «3M» - Money, Market Access, Mobility («argent, accès aux marchés, mobilité») -, nos partenaires locaux en sont, et je le crois à juste titre, presque découragés. Ils n’ont pas vu ni l’argent ni l’accès aux marchés. Quant à la mobilité, si la mission Mare nostrum, lancée par l’Italie, n’avait pas été déployée, la Méditerranée serait encore une mer emplie de morts.

Nous devons renforcer notre soutien aux pays désirant s’en sortir : le Maroc, la Tunisie, la Jordanie et le Liban, et reprendre au plus vite le processus d’adhésion de la Turquie. Pour que notre objectif de relance se réalise, il faut du courage, de la promptitude, de la persévérance. L’UE a besoin d’un nouvel instrument, à savoir d’un commissaire à la Méditerranée à plein temps, doté d’une structure appropriée, capable en même temps de démêler le labyrinthe du budget européen, et d’esquisser des nouvelles politiques bilatérales. Les gouvernements, qui poussent pour un commissaire à l’immigration, font fausse route en privilégiant une approche sécuritaire, ce qui n’est d’aucune utilité.

Même si nous ne sommes pas en ce moment un acteur décisif dans la région, à moyen terme, nous pouvons avoir un impact dans de nombreux pays. En Egypte, ainsi qu’en Iran, ou ailleurs, c’est l’Europe, et non l’Arabie Saoudite, qui est perçue comme le modèle de référence. Un programme Erasmus pour la Méditerranée, le renforcement de nos centres culturels locaux peuvent être une première démarche pour consolider les liens et créer de la confiance. C’est l’UE elle-même qui prouve que la paix et la prospérité reposent sur l’intégration progressive des marchés et sur des relations culturelles et humaines enrichissantes. Finalement, dans la situation actuelle, la seule issue possible pour l’Europe consiste à abandonner le système des sphères d’influence, et à préserver le principe du partage des responsabilités.

Par Emma BONINO Ancienne ministre italienne des Affaires étrangères - Source de l'article Libération

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