Pour l'Europe de demain, ne gaspillons pas l'idée méditerranéenne!

Souvent discréditée à l'intérieur de ses frontières, parfois désirée à l'extérieur, l'Europe se cherche un nouvel avenir. Aidons-la à le préparer ! Dans un contexte de crise économique et sociale qui s'enlise, les Européens sont appelés aux urnes pour élire les membres de leur Parlement pour les cinq prochaines années. 
Les enjeux de ce rendez-vous ne manquent pas. Il faut à la fois relancer en interne l'adhésion au projet d'une Europe unie et utile mais aussi trouver des réponses adaptées aux évènements sociopolitiques qui se situent aux bordures d'une Europe géopolitiquement transformée. Dans l'intervalle des deux dernières décennies, l'Union européenne (UE) s'est tout de même élargie de 15 à 28 Etats membres. Un tel chemin géographique n'est pas sans conséquences. Il n'est donc pas étonnant que les problèmes en Ukraine nous interpellent si fortement. 
Mais ne serait-il pas dangereux de nous détourner de la Méditerranée ? Alors que l'Europe a besoin de nouveaux caps, peut-elle abandonner cet itinéraire souhaitable d'une Méditerranée plus développée, plus pacifiée et plus intégrée ?
L'année 2015 marquera le 20ème anniversaire de la Déclaration de Barcelone.
Celle-ci avait donné naissance au Partenariat euro-méditerranéen. Il s'agissait d'une étape majeure dans l'histoire des relations de l'UE avec les pays du pourtour du bassin méditerranéen. Un triple partenariat, politique, économique et socioculturel, et qui promettait de faire de la Méditerranée un espace de dialogue, d'échange et de solidarité. Malheureusement, les objectifs fixés en 1995 ne sont pas atteints aujourd'hui. L'Euro-Méditerranée, comme macro-région capable de peser dans la mondialisation, ne s'est pas dessinée dans les faits malgré de grands discours et des initiatives ayant voulu relancer à plusieurs reprises cette initiative. Malgré la frustration et la complexité de la situation actuelle dans une région à la sismicité politique structurelle, faut-il pour autant enterrer cette idée ou au contraire trouver des solutions pour ne pas la gaspiller ? L'Europe ne doit pas considérer la Méditerranée comme une page révolue de son histoire ou comme une zone tampon qui l'isolerait des turbulences moyen-orientales ou des secousses africaines. Pour le futur de l'Europe et de l'équilibre stratégique mondial, cette Méditerranée a besoin de projets et de bonnes nouvelles. Car ce n'est ni une région où les besoins de multilatéralisme font défaut ni un espace où seule l'anxiété régnerait. Je ferai donc deux observations qui concernent un secteur où la coopération peut être renforcée et une enceinte dans laquelle chaque jour des preuves de Méditerranéité se découvrent.
Tout d'abord l'exigence d'une attention forte sur les défis communs liées à l'agriculture, à la sécurité alimentaire et aux territoires ruraux. C'est-à-dire porter les efforts et les politiques en misant sur les enjeux de l'eau, de la terre, du climat, des espaces intérieurs trop longtemps oubliés et de ce quotidien vital que constitue l'alimentation des individus. Un tiers des habitants au Sud et à l'Est de la Méditerranée sont des ruraux. L'agriculture emploie environ une personne sur cinq selon les données officielles, mais son rôle socio-économique va bien au-delà puisque nombreuses sont les femmes à assurer une fonction essentielle dans l'activité de production alimentaire. Ce sont d'ailleurs elles les pièces maitresses d'une agriculture familiale célébrée cette année par les Nations-Unies. Alors que la croissance s'est ralentie et que de nombreux secteurs ont souffert des événements révolutionnaires, plusieurs pays arabes de la région ont colmaté les brèches grâce aux performances de leurs filières agricoles, dont certaines sont désormais parées pour participer au commerce international. Il reste certes des améliorations à faire en matière logistique par exemple, mais des dynamiques positives existent dans l'agro-alimentaire. Comme sur la rive Nord, où la crise financière et sociale a provoqué un retour à la terre de nombreux déçus du mirage urbain, il faudra suivre l'évolution d'un milieu rural qui ne demande qu'à participer aux processus de développement, mais dans lequel l'agriculture demeure la première des activités. Cessons donc de vouloir diversifier à n'importe quel prix l'économie de ces territoires alors que leur valeur intrinsèque réside précisément dans le maintien de systèmes agricoles différenciés, où des savoir-faire traditionnels méritent préservation et où des produits de qualité donnent sens à cette fameuse diète méditerranéenne encensée partout dans le monde. Pour la cultiver, il faut protéger la diversité agricole en Méditerranée et éviter que les produits mis sur les marchés ou consommés soient standardisés à l'excès. Sans abandonner la promotion d'un tourisme rural, il conviendrait surtout d'assurer une meilleure position des produits typiques régionaux dans les assiettes des millions de touristes qui séjournent chaque année dans les établissements littoralisés du Bassin méditerranéen.
Cette agriculture incontournable sur le plan social et économique, qui ne saurait être oubliée dans des démarches visant à développer une croissance plus inclusive, ne doit pas masquer une brutale réalité : la dépendance alimentaire croissante dans cette région. Hormis la France et la Turquie, tous les pays méditerranéens sont de grands importateurs agricoles. Pour les pays arabes du Sud et de l'Est de cet espace, le montant et le volume de ces achats alimentaires ne cesse de croître, atteignant plus de 50 milliards de dollar désormais. Malgré la proximité géographique, les pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée importent deux tiers de leurs aliments en dehors de l'Union Européenne et simultanément, la moitié des produits qu'ils exportent sont vendus ailleurs qu'en Europe et en Méditerranée. Et pourtant des complémentarités évidentes existent ! C'est ici qu'une réflexion géopolitique et agricole conviendrait d'être menée pour savoir si la prochaine étape dans la réforme de la politique agricole commune (PAC) en Europe ne serait pas d'ouvrir de vastes pans de coopération et d'échanges renforcées avec les régions de son voisinage à l'Est et au Sud. Les céréales de la mer Noire, les agrumes du Maghreb, l'huile d'olive de Méditerranée, le lait d'Europe du Nord : ce n'est pas un plaidoyer pour la spécialisation agricole mais une simple façon de souligner à quel point l'absence de raisonnement stratégique domine quand on pense à la PAC d'un côté et à la Politique européenne de voisinage de l'autre. Résultat, c'est le bilatéralisme qui l'emporte dans les échanges commerciaux euro-méditerranéens, car rien n'est fait pour construire des dynamiques multilatérales dans des domaines pourtant porteurs. Sans ces approvisionnements de l'extérieur, la sécurité alimentaire nationale vole en éclats. Or c'est une vieille leçon de l'histoire que de montrer les corrélations entre la faim et l'instabilité politique. La hausse du prix des denrées de base, pour lesquels ces pays sont vulnérables, à commencer par les céréales, a contribué ces dernières années à renforcer les inquiétudes quant à l'état de la sécurité alimentaire en Méditerranée. Pour un Marocain, un Algérien ou un Libanais, l'alimentation représente toujours entre 40 à 60% de ses dépenses mensuelles. Pour les Etats, ces factures d'importation deviennent insoutenables dans un contexte politique et financier dégradé, accentuant davantage la pression sur les mécanismes de subventions alimentaires dont le coût et l'efficacité font débat. Or comment réduire la dépendance envers les marchés alors que le nombre de bouches à nourrir continue à augmenter, que la raréfaction des ressources naturelles que sont l'eau et la terre obère la production agricole et que les changements climatiques compromettent les perspectives de meilleurs rendements ? Comment réformer les subventions alimentaires dans des pays où de telles mesures sont sociopolitiquement stratégiques ? Le cas de l'Egypte révèle à quel point ces enjeux s'avèrent immenses, à plus forte raison si moins d'eau venait à couler demain vers ce géant du continent africain où 85 millions de personnes vivent sur moins de 5% du territoire. Le drame syrien rappelle aussi que la faim peut très vite dominer le paysage là où elle fut marginale il y a peu. Cruelle combinaison que celle où le déploiement des armes rime avec l'envol de la pauvreté et de la faim. Sans évidemment se substituer aux agriculteurs des pays arabes, l'Europe doit participer à leur approvisionnement. En même temps, elle ne peut pas ériger des barrières non-tarifaires et mettre en place des boucliers sanitaires pour freiner les exportations agricoles du Sud et de l'Est de la Méditerranée. Car les échanges doivent être équilibrés et mutuellement profitables. Le commerce doit enfin se doubler de logiques de développement et d'initiatives locales qui favorisent une agriculture à la fois plus solidaire et plus compétitive. Mais de grâce, cessons d'obstruer le débat euro-méditerranéen sur l'agriculture en dressant les producteurs les uns contre les autres comme au temps où l'Espagne allait devenir membre de la communauté européenne !
Ainsi donc serait-il bien imprudent de ne pas faire de l'agriculture, de la sécurité alimentaire et du développement des territoires ruraux les axes principaux d'une nouvelle stratégie euro-méditerranéenne. L'olivier est le symbole de la paix, l'agriculture est née au Proche-Orient et l'alimentation est le premier marqueur identitaire dans cette région. Et n'oublions pas la pêche, souvent artisanale, qui assure de l'emploi et remplit les assiettes, mais qui est menacée de non-durabilité dans cette mer Méditerranée polluée et surexploitée. Puisque la sécurité alimentaire est, avec l'accès à l'eau potable, la première nécessité vitale pour l'homme, il est grand temps d'en faire l'un des chantiers majeurs de la coopération entre l'Europe et les pays du pourtour méditerranéen. Des instruments existent pour participer à ce nouvel élan. Il y a même une organisation qui appartient à 13 Etats de la Méditerranée, créée en 1962, au moment donc où l'Europe se construisait. Le Centre International de Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes (CIHEAM) a été conçu pour favoriser la coopération régionale et offrir un espace de dialogue à des pays soucieux de travailler ensemble pour faire face aux enjeux agricoles, alimentaires et ruraux. Plus que jamais, le CIHEAM est à la disposition de ces pays et de l'Union européenne pour participer à cette nouvelle étape de la construction euro-méditerranéenne où l'agriculture serait un pivot. Pas l'unique, mais un secteur déterminant. Par ce qu'il incarne, le CIHEAM montre que la Méditerranée n'est pas un point de fracture, mais une interface où des cultures peuvent cohabiter, des sociétés coexister et des projets communs mobiliser. Le sentiment d'appartenance à la Méditerranée, perçue comme maison commune, y est très fort. Avec 400 étudiants qui chaque année suivent nos formations diplômantes, nous faisons une sorte d'Erasmus agricole méditerranéen depuis très longtemps. Cette jeunesse plurielle dans nos locaux, issue de tous les pays méditerranéens, se côtoient en parfaite harmonie, partage des idées et font de leur identité méditerranéenne leur premier drapeau. Contribuant au dialogue interculturel dans la région, favorisant la mobilité des connaissances, agissant en faveur de la diplomatie scientifique et agricole, le CIHEAM participe aussi à l'animation du débat politique en essayant de répondre aux besoins des pouvoirs publics et à ceux des agriculteurs. Je plaide pour qu'il soit enfin reconnu à la hauteur de sa mission historique, à l'heure où l'Europe cherche un nouveau souffle pour sa politique méditerranéenne et où les pays nord-africains et proche-orientaux se demandent pourquoi l'agriculture ne serait pas prioritaire dans l'agenda.
2015, ce sont les vingt ans de Barcelone mais c'est également l'année où les objectifs mondiaux de développement durable post-2015 seront définis et où se tiendra l'exposition universelle de Milan sous le thème « Nourrir le monde. Une énergie pour la planète ». Autant d'opportunités pour revitaliser l'idée euro-méditerranéenne au travers d'enjeux essentiels sinon vitaux. Contrairement à ce que l'on pouvait parfois croire à tort il y a 20 ans, l'agriculture et la sécurité alimentaire font partie des défis stratégiques pour l'avenir. Si Européens et Méditerranéens veulent être plus que des voisins et devenir copropriétaires d'un futur commun, ils doivent saisir ces évidences et ne plus gaspiller leurs interdépendances.
Par Cosimo Lacirignola (Secrétaire général du Centre International de Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes) - Source de l'article Hufftingtonpost

Aucun commentaire: