La lune dans le puits. Des histoires vraies de méditerranée

« La lune dans le puits », de François Beaune (Ed. Verticales – Sept. 2013)

Nous avions parlé ici** il y a deux ans de ce projet d’histoires de François Beaune, auteur des romans « L’homme louche » et «Un ange noir »: une année pour recueillir des récits d’habitants du pourtour méditerranéen, de Barcelone à Palerme en passant par les pays du Maghreb, la Lybie, le Moyen-Orient, la Turquie et la Grèce.

Il est revenu, densifié, le même et différent.

Sacré pari que la restitution de centaines d’histoires ! Il a choisi d’organiser ce livre dont nous sommes les héros autour des périodes de la vie – de l’enfance à la mort – et apparaît lui-même, en italiques, le plus souvent en tête de partie***.
François Beaune (http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/
20091015.BIB4209/francois-beaune-un-homme-louche.html)

Comment rendre compte ici de ce foisonnement de cris et de pleurs de peuples, de rires d’êtres humains, d’espoirs, de la facétie de la vie…

Lisez ! Lisez vous-même cet extraordinaire recueil d’histoires, vous y ferez des rencontres inoubliables ! Il y a le terrible, le pathétique, dit directement par des témoins ou des proches – massacres, tortures, humiliations, viols, tout l’insensé que peut produire l’humanité, comme en condensé sur ce pourtour de la Méditerranée - la méditerranée est une bouche gercée dont la lèvre supérieure s’exprime en latin, et la lèvre inférieure en arabe. Quand elles se touchent pour déglutir, fatiguées de vibrer sans se comprendre, elles embrassent l’univers aux deux pointes centrales (…). Mais le sujet n’est pas la mer. Ce sont les hommes sur les rochers qu’il faut entendre.

Des histoires poignantes, d’autant qu’on esquisse parfois un sourire d’abord, comme avec ce petit sculpteur sur bois juif auquel un officier allemand commande avant Noël le « Dernier Repas », mais le petit juif ne connaît pas la Cène et paiera du prix de sa vie d’avoir sculpté avec amour… un dernier repas d’une famille juive. Ou bien celle de la vache pixellisée, sculpture de vache en grandeur nature, faite de 68 000 petits cubes collés à la main en souvenir de l’expérience d’autosuffisance inaboutie de la 1ère Intifada quand des troupes et des hélicoptères se sont acharnés à retrouver les vaches cachées dans le maquis.

L’humour permet de supporter l’indicible, notamment dans les chapitres autobiographiques de l’auteur – la rencontre avec un sanglier myope, la soirée de la victoire de la coupe du monde de 78 ou les réflexions et développements comme l’idée que l’Intifada pourrait être liée à la pénurie du ballon rond dans le West Bank (j’indique la page – 110 – pour permettre d’aller vite y voir et ne pas faire de mauvaise interprétation de mon petit raccourci).

En vrac, au gré des pages que j’ai cornées pour en garder le souvenir : 

- La vengeance si présente dans le bassin méditerranéen et le sourire éternel kabyle à 300 euros,

- Les petits-enfants des pionniers du kibboutz – éleveurs de veaux de vaches de moutons mais surtout de belles pierres, toutes sacrées, des pierres de trois mille ans et plus – qui font guerre comme débouché, pour ne pas être au chômage (p252),

- Le journaliste oranais loupant la photo de sa vie – la douleur d’une dame, dans le sang de son fils, qui le touche au fond de son cœur, et il a peur de s’en prendre à son âme …

- La question qui fâche, du monothéisme comme pire invention méditerranéenne, l’outil d’aliénation des peuples et le prétexte à tant de guerre,

- Les citations de l’affichiste Ayoub qui commentait en direct sur les murs de Beyrouth, avant les massacres de Sabra et Chatila (Jamais l’odeur de la poudre ne pourra couvrir/ le parfum du jasmin par une nuit d’été ; L’histoire ne vaut pas une seule larme qui coule/ sur le visage d’un enfant blessé), 

- Le théâtre- plutôt que le suicide, le rêve- qu’aucun bourreau ne pourra jamais contrôler,

- Les quatre pages et demie sur la torture comme éventuelle spécificité méditerranéenne (p. 201 s.),

- La tentation d’être un prophète méditerranéen de 33 ans, né le 6 août 78 ou le 6 août 45 avec les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, qui peut être aussi douanier, écrivain de guérite, ajouter autant de rallonges à la table qu’il lui plaît, pour faire tenir ses hôtes, et évoquer la nouvelle vague de prophètes de 27 ans, les Hendrix, Joplin, Morrison et Winehouse… Mais penser : … pourquoi tu t’énerves pour la semoule, pour le céleri ? je me dis. Ce n’est pas digne d’un prophète. Il est temps que tu te calmes. Il est temps d’être vieux.

Voyez encore qui peut être François Beaune : un homme qui dit à sa fille, écoutant avec lui le récit de la rencontre d’un pêcheur marseillais avec un calamar envoyé par l’esprit de sa grand-mère, que « c’est exactement ça : (il) enregistre des histoires de calamars ». Beaune, « un de ces juifs errants de la postmodernité, incapable de mourir et coupable d’être né », « un être collectif qui fait ses étirements, histoire après histoire ». Et il n’est certes pas un homme louche ni un ange noir, mais un homme généreux, plein de bienveillance et d’empathie, révolté, drôle, léger, tourmenté. Un bel être humain ouvert aux autres êtres humains.

C’est tous les jours depuis dix jours que j’ai rendez-vous avec les histoires vraies de méditerrannée de François Beaune, sur la ligne 4 du métro parisien,

La ligne de tous les voyages, trois gares et un transit vers les aéroports, de Clignancourt bigarrée à Montrouge black-blanc-beur, en passant par Barbès et Château-rouge et aussi les stations saintes des beaux quartiers – St Germain, St Sulpice, St Placide.

Tous les jours une heure de Voyages, avec un grand V et un S de pluriel, des Voyages extraordinaires, improbables, désespérants, hallucinants, drôles à éclater de rire au risque de me faire prendre pour une folle, comme le pilote du Petit Prince, et dont j’émerge complètement sonnée avant de retrouver la lumière de surface et le chemin du travail… En confidence : il me reste 60 pages à lire sur les 500 qui composent ce poème épique, et pourtant je veux chroniquer sans attendre. Et puis, maintenant, pour ces 60 pages, voulez-vous que je vous dise? je vais être libre de lire sans me dire « Il faut que je note ceci et cela pour donner envie de lire »!

Mais, à votre tour, lisez, vous ne regretterez pas le voyage! Les Voyages.

Le site www.histoiresvraies.net.

Par Véronique Poirson - Source de l'article l'Express

* Citation extraite du livre : « des histoires comme des îles au milieu de l’oubli, cette mer remplie de coquillages vides »…...


**Extrait, PREMIERE PAGE, premiers mots :

J’ai enlevé les peut-être. Les gens n’hésitent pas, ils ne peut-êtrent pas, ils sont mais font juste des manières : ils disent en parsemant de ça se trouve.

Nous sommes tous des héros. Ce livre est un vrai livre dont nous sommes les héros. les héros n’hésitent pas. Ou alors seulement du bout des yeux.

chaque retrait à la ligne signifie un silence. Et l’italique c’est moi. Tout ce qui est écrit de travers. Mes anecdotes et mes inclinaisons.

ce livre est un poème épique, l’épopée ordinaire des méditerranéens.

j’ai enlevé les guillemets, ces fausses ailes, et toutes les majuscules aux peuples et à leurs fêtes monothéistes : ramadan copte, shabbat français, noël turc.

j’ai mis toutes les histoires au présent car nous sommes un seul et même individu qui raconte la vie. Un individu fait d’un sable dont chaque grain roulé en vagues forme une mosaïque de courts temps figés, de souvenirs présents.

(etc, etc… Cela vous engage à poursuivre? Oui, foncez! VP)

PS – encore un petit dernier, p126, en rapport avec le beau titre de ce livre :

Leonardo Sciascia écrit que la vérité est au fond d’un puits. Vous regardez dans un puits : vous y voyez le soleil ou la lune, mais si vous vous jetez dans le puits il n’y a plus ni soleil ni lune; il y a la vérité.

ce qui m’intéresse, dans ces histoires vraies, ce n’est pas la vérité nue mais le soleil ou la lune qui se reflète sur l’eau éteinte au fond du puits. Il s’agit d’abord de raconter l’histoire, d’écouter.

Leonardo a raison : la vérité est au fonds d’un puits. faisons bien attention à la laisser où elle est, tout au fond, pour son bien.

car la belle invisible, dans le fond, nage libre. Elle sort du puits quand elle veut, brandissant un miroir, pour nous aveugler ou nous rendre lucides. Le reste du temps, elle se fait oublier. Quand le monde en surface devient irrespirable, on se jette pour mourir et renaître auprès d’elle.

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