Rideau de fer sur la Méditerranée ?

Vues depuis Paris, la vitesse et la radicalité des changements sur la rive méridionale de la Méditerranée font irrésistiblement penser à la chute du mur de Berlin, autre révolution démocratique survenue sur une bordure de l’Union européenne.

En se penchant sur les rapports entre l’Europe occidentale et le bloc de l’Est dans les années 1980, on découvre combien ce rapprochement est biaisé, mais instructif. Pour l’Europe libérale, il y avait, au-delà du rideau de fer, des États ennemis – les dictatures communistes – et des sociétés amies qui en subissaient le joug.

Les divers instruments mobilisés lors de la dernière décennie de la guerre froide provenaient de ce constat. En soutenant les dissidents, les Églises, les syndicats, en multipliant les canaux médiatiques, les radios libres et les samizdats, on renforçait des sociétés amies contre des États ennemis.

A l’aune de cette transition démocratique réussie, le Printemps arabe semble pour le moins ambigu. Ben Ali et Moubarak étaient-ils des ennemis de l’Europe démocratique ?
Et les sociétés tunisienne et égyptienne des amies ? On a beaucoup reproché le soutien occidental – surtout européen – aux dictatures arabes, et son indifférence aux oppositions démocratiques. Politiquement, cette préférence européenne pour la dictature est incompréhensible.
L’introduction de la variable culturelle éclaircie un peu la complexité de ces rapports.

Les dictatures arabes : différence politique, proximité culturelle
Les régimes arabes, politiquement éloignés du modèle européen, y étaient culturellement proches. Le féminisme et la laïcité jouaient un rôle décisif dans la politique internationale de Tunis et du Caire. Au Maroc, les festivals culturels internationaux participent du même principe. Injustifiables politiquement, les régimes de la rive méridionale cherchèrent des proximités culturelles au modèle européen. Plus leur bilan politique était déplorable, et plus ils projetaient d’eux-mêmes une image culturellement transparente aux normes supposées européennes. Parallèlement, ils noircissaient celle de leurs oppositions, non pas tant d’un point de vue politique – les oppositions arabes réclamaient les droits de l’Homme et des élections libres – mais culturel – l’islamisme étant le nom générique de cet antagonisme culturel.

Tel fut le choix implicite de l’Europe, qu’avec ténacité elle maintint depuis le début des années 1990 : soutenir des Etats politiquement différents mais culturellement proches, contre des sociétés politiquement proches dans leurs revendications, mais culturellement éloignées. En ce moment, les gouvernements de trois pays clefs du dispositif euro-méditerranéen basculent dans l’alternance islamiste – le Maroc, la Tunisie, l’Egypte.

Les opinions dubitatives de plusieurs voix autorisées devant les choix populaires disent cette difficulté à admettre le renversement du chiasme méditerranéen. Désormais, on aura sur la rive sud des régimes politiquement similaires – des démocraties – et culturellement distincts – des islamistes. Que fera l’Europe de cette nouvelle configuration ?

Le dilemme méditerranéen
En réalité, il y avait avant 2011 quelques lieux en Méditerranée ayant connu ce renversement, deux précisément. Démocratiquement élu, le gouvernement turc était boudé par l’Europe, rejeté vers Damas ou Téhéran ; puis l’armée procédait à un putsch, et les putschistes retrouvaient leurs amis européens et démocratiques. Les élections dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, ensuite, il y a quelques années, remportées par le Hamas, affectèrent fortement les pourparlers israélo-palestiniens, déjà chétifs.

Ainsi, démocratiques, les régimes orientaux, étaient rejetés par leurs partenaires occidentaux; dictatoriaux, l’Occident leur souriait. Ce dilemme méditerranéen risque de se multiplier au cours des années à venir.

Les pessimistes regretteront l’unité culturelle de la Méditerranée. Ils oublieront qu’elle était factice, fondée sur une division politique entre une rive démocratique et libérale et une autre autoritaire et répressive. Les optimistes salueront la généralisation de la démocratie sur le pourtour méditerranéen. Ils négligeront l’émergence de cette dissension culturelle jusque-là habilement masquée, et les craintes qu’elle soulèvera dans la rive nord…

◆ Par Omar SAGHI - Politologue et écrivain, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris www.omarsaghi.com

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