Pourquoi une politique méditerranéenne de la France ?

Intervention de Jean-Yves Autexier, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque "Quelles perspectives pour la France en Méditerranée?" du 17 janvier 2011.

La Fondation a souhaité consacrer ce colloque au thème « Quelles perspectives pour la France en Méditerranée ? ». L’actualité récente, la révolution tunisienne, les évènements d’Algérie, de Jordanie, d’Egypte nous conforte dans l’exigence de comprendre et d’agir. Non pour administrer des conseils, des jugements à des pays souverains ou à leurs peuples, qui d’ailleurs ne nous le demandent pas. Mais pour réfléchir à ce que nous pouvons faire, à « ce qui dépend de nous » selon la formule d’Epictète. Il ne nous parait pas incongru de traiter spécialement de la place de notre pays dans une politique méditerranéenne. Il existe bien entendu une politique communautaire, celle du processus de Barcelone – Union pour la Méditerranée ; elle doit faire face à beaucoup d’obstacles. Mais il nous est paru souhaitable de faire le point sur ce qui est nécessaire à une politique de la France dans cette région. D’abord parce que la France baigne dans la mer commune ; ensuite parce que notre histoire nous a mêlés de près au destin des peuples libanais, syrien, tunisien, algérien, marocain. Pour le pire comme pour le meilleur. Rien ne peut empêcher que ce qui fut soit advenu, laisse des traces et confère une expérience politique.

Posons nous d’abord, sans hypocrisie, la question de nos intérêts nationaux. Il n’y a rien de choquant à affirmer que tous les riverains de la Méditerranée ont des intérêts propres, et la France doit à la franchise d’exposer les siens.

Notre préoccupation de la sécurité en Méditerranée est évidente ; elle est indissociable du développement. Le développement insuffisant, l’injustice, la pauvreté nourrissent la violence. Le chômage de masse, l’absence de perspectives pour la jeunesse forment le terreau du ressentiment, dans lequel peuvent puiser aussi bien des stratégies de renouveau que des courants extrémistes, à commencer par l’islamisme radical. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour imaginer les conséquences qu’aurait en France une hypothétique victoire des courants régressifs dans l’un quelconque des pays riverains. Nous pouvons avoir la franchise de dire ces craintes. Et notre choix politique doit être à nos yeux de soutenir les vecteurs de modernité dans le monde arabo-musulman.

Notre préoccupation est aussi économique : l’intérêt de développer et d’amplifier les échanges commerciaux est mutuel. Pour la France, la concurrence est rude, certes, mais le développement des pays riverains se traduit par un accroissement des échanges. Dans un moment où, comme les autres pays de la zone euro, nous sommes réduits à une croissance ténue, ces perspectives sont intéressantes. C’est encore plus vrai dans nos relations avec les pays exportateurs d’hydrocarbures.

Notre préoccupation est enfin politique : nous souhaitons peser dans des dossiers clés comme le conflit israélo-palestinien, la réforme de l’ONU, la question de Chypre, nous cherchons à nouer des alliances face aux grandes questions. Nous avons besoin de relations de haute qualité avec les pays riverains de la Méditerranée. La géographie nous a placés au bord de l’Atlantique en cap extrême de l’Eurasie ; mais elle nous a fait joindre aussi, depuis la Flandre jusqu’à la Provence, le Nord et le Sud de l’Europe. On n’échappe pas à sa géographie ! Autant faire de cette réalité un destin. François Ier, Napoléon III et la Troisième République y avaient songé à leur manière.

Tout, dans ces préoccupations, paraît conciliable avec les intérêts propres des autres États riverains : favoriser les vecteurs de modernité et de croissance contre les risques régressifs et violents, développer les échanges et faire de la politique relève aussi des intérêts de chaque acteur de la région. La France n’a aucune ambition dominatrice, et ses intérêts sont le plus souvent convergents avec ceux de ses voisins du Sud. Le colonialisme et l’esprit de colonie sont morts ; rien ne les ressuscitera. Il nous reste la meilleure part des choses : l’attrait indéfectible que font naître une vieille histoire conflictuelle mais partagée, l’attirance mutuelle des deux moitiés d’orange, que la littérature, la peinture, la poésie, la musique ont portée très haut. Plutôt que de ruminer des haines cuites et recuites, le souci de se tourner vers l’avenir et les projets communs l’emporte peu à peu.


Voilà pourquoi nous voudrions ce soir faire le point sur l’état actuel de notre politique méditerranéenne.

1 – Pour faire face aux risques de violence liés à la pauvreté et à l’injustice, la plupart des pays de la rive Sud ont un immense besoin d’emplois et d’activité. Les récents événements de Tunisie, les manifestations en Algérie, ont secoué l’indifférence, mais à la vérité, il faudrait se demander comment dans ces pays on a évité jusque là l’explosion sociale ! Même si la transition démographique est effectuée, des générations très nombreuses arrivent sur le marché du travail et n’y trouvent pas de débouchés. C’est une situation explosive. Pour la Banque mondiale, il faudrait créer 100 millions d’emplois en dix ans au Moyen Orient et en Afrique du Nord pour stabiliser la situation. Le Maroc a besoin de créer 400.000 emplois en dix ans, l’Algérie 450.000, la Tunisie 300.000. Le rythme actuel est au dessous de la moitié des besoins. Des rangs de ces chômeurs, souvent diplômés, peuvent surgir des militants du changement mais aussi des artisans de la violence intégriste. Une politique conséquente doit donc viser à soutenir la création d’emplois. Là en tous cas où ils sont désirés, les investissements français et européens peuvent y contribuer. Aujourd’hui 2% des investissements européens se font au sud de la Méditerranée. Du point de vue de nos intérêts à moyen terme, ils seront probablement plus utiles qu’en Europe de l’Est ou en Asie, car la poudrière qui mélange chômage de masse et démagogie intégriste est à une heure d’avion de Marseille. L’intérêt privé des entreprises et des grands groupes ne peut durablement être dissocié de l’intérêt général. Quel est donc l’état des politiques publiques d’encouragement à l’investissement en Méditerranée, de garanties d’investissement – il faut songer à nos grandes PME qui peuvent s’installer dans les pays riverains et y créer des emplois ?

2 – En second lieu, une politique de coopération équilibrée est nécessaire en Méditerranée. Elle peut porter évidemment sur l’énergie entre pays producteurs et pays consommateurs, et passer d’une simple relation client-fournisseur à un partenariat plus complet intégrant d’autres données. Elle peut porter sur l’agriculture : éviter le gonflement de banlieues en tâches d’huile autour des villes, sans emploi et sans horizon, suppose de fixer les populations rurales en leur assurant de pouvoir vivre de leur travail. La rive Nord et la rive Sud ne sont pas concurrentes dans tous les produits agricoles loin s’en faut. Et on se prend à imaginer quelquefois qu’une préférence méditerranéenne dans certaines productions serait une mesure de sagesse et de prévoyante intelligence. Cette coopération doit porter aussi sur l’eau, bien rare, dont la gestion – de la production à l’assainissement- nécessite de gros investissements. Dans le domaine de la recherche et l’Université, l’insuffisance du travail en commun est criante entre pays francophones que tout pourtant devrait inciter à agir. Il y a le programme CampusFrance, mais à quand un programme Erasmus en Méditerranée permettant aux étudiants de troisième cycle d’effectuer une partie de leurs études supérieures dans un établissement français, égyptien, algérien… ? Cette coopération doit être aussi culturelle : dans le domaine de l’édition, du cinéma, de la télévision, il y a beaucoup à faire, même si les pistes sont à présent connues et défrichées.

3 – Enfin, nous avons besoin, en Méditerranée, de faire de la politique. On peut s’épargner les poncifs de la Méditerranée berceau des idées de démocratie, de politique, d’humanisme… Ce qui nous impose de parler politique, c’est moins l’histoire – encore qu’elle pèse fortement – que la globalisation du monde d’aujourd’hui. C’est l’impératif du présent. Dans le monde globalisé, il faut pouvoir peser. Les blocs d’antan étant dissous, nos solidarités méditerranéennes peuvent se révéler consistantes face aux intérêts américains ou chinois. Songer à faire de l’Euro-méditerranée une entité équilibrant au sud l’Union européenne est une idée noble. Mais elle ne peut faire l’impasse sur la réalité du conflit israélo-palestinien, qui divise profondément. L’Union pour la Méditerranée a tenté d’enjamber le problème en réunissant autour de la même table l’Union européenne, la Turquie, Israël et les pays arabes. Mais la réalité a le dernier mot. Ce conflit est trop central pour être traité par prétérition. Il fait intervenir trop de puissances non-méditerranéennes empêchant l’émergence d’une cohérence méditerranéenne. Il faut donc faire de la politique, c'est-à-dire agir pour une solution juste et durable ; les bases, chacun les connait : ce sont les accords de Taba, la déclaration séoudienne, la déclaration de Genève et bien d’autres initiatives ; et, bien sûr, aucune ne prospérera sans le soutien actif des États-Unis. En l’attente, l’entité Méditerranée, du Proche Orient à Rabat, reste donc à faible contenu politique puisque le conflit principal qui la marque ne peut pas être traité. Bien entendu, les Européens doivent aussi balayer devant leur porte : l’expérience de la conception de l’Union pour la Méditerranée a montré qu’il fallait convaincre les Allemands : avec eux, on en restera au processus de Barcelone ; sans eux, on n’avancera guère. Mais n’est ce pas le rôle irremplaçable de la France que de tirer les Allemands vers les responsabilités communes que nous avons envers le Sud ? N’est-ce pas là aussi – je veux dire dans une relation franco-allemande franche – une perspective pour la France si elle veut voir naître une politique conséquente en Méditerranée ? Personne ne réussira à notre place. Notre précédent colloque, « Les choix de l’Allemagne » avait examiné la relation germano-russe et le rôle que nous pourrions jouer. C’est la même question. « Compromis géographique ou compromis géothermique » : entre l’Est et le Sud, il s’agit d’équilibrer.



Peut-être faut-il modestement commencer par renforcer les liens à 5 + 5, c'est-à-dire en Méditerranée occidentale, avant d’aller plus au large. Peut-être faut-il ramener la grande ambition géopolitique à des projets concrets dans des domaines précis ? Peut-être faut-il approfondir le dialogue avec Berlin pour aller plus avant ?

A ces questions, je voudrais au nom de la Fondation remercier nos prestigieux invités de répondre avec leur compétence et leur vision d’une région qu’ils connaissent particulièrement bien :

- M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

- M. Georges Corm, intellectuel libanais, ancien ministre des finances du Liban, auteur notamment du « Proche Orient éclaté » et de « Le nouveau gouvernement du monde »

- M. Jacques Huntzinger, ancien ambassadeur en Israël et en Macédoine, et ancien ambassadeur en charge du volet culturel de l’Union pour la Méditerranée, auteur de « Il était une fois la Méditerranée »

- M. Henri Guaino, conseiller spécial du Président de la République et Chef de la mission interministérielle Union pour la Méditerranée.

- et M. Jean-Pierre Chevènement

Il me semble que chacun, un jour ou l’autre, dans le feu de l’action, ou dans l’intensité de la réflexion, a partagé le rêve de Jacques Berque, celui des « Andalousies toujours recommencées, [dont], écrivait-il, nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l'inlassable espérance ». Pour les décombres, ils sont innombrables ; quant à l’espérance, il faut qu’elle soit tenace !



Jean-Pierre Chevènement

Merci, Jean-Yves. Je veux à mon tour remercier Dominique Baudis de son hospitalité. Je salue la présence de Monsieur le Président du conseil d’administration et de Monsieur le directeur général de l’IMA ainsi que celle de l’ambassadeur de la Ligue Arabe, M. Nassif Hitti, de M. l’ambassadeur du Liban et de M. Duclos, conseiller diplomatique du ministre de l’Intérieur qui nous font le plaisir d’être parmi nous. Je salue aussi Régis Debray, Jean-Michel Quatrepoint, Jacques Fournier, Marie-Françoise Bechtel, Anne-Marie Le Pourhiet et beaucoup d’autres amis que j’aperçois dans la salle. Mais le moment est venu de passer la parole à Hubert Védrine que vous attendez tous. ---------

Par la Fondation Res Publica - le 11 Avril 2011


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