Méditerranée - Feu identique, conséquences différentes : un aperçu des inégalités régionales en Tunisie

La même cause à entraîné deux drames identiques, qui ont engendré des conséquences différentes. A Monastir, un modeste vendeur ambulant de bricks à l’œuf décide un jour de rallonger de quelques centimètres son étal bleu et blanc aux couleurs de sa ville, afin de pouvoir préparer et vendre des sandwichs.
Pour ce faire, une autorisation officielle est nécessaire mais lui est systématiquement refusée par les agents municipaux, qui lui promettent de la lui accorder une fois prochaine. Rien ne se passe excepté les humiliations et les brimades qui se poursuivent.
Ainsi, pour protester face à l’incompréhensible obstination des agents municipaux à ne pas lui accorder ce permis et les multiples humiliations dont il a fait l’objet, Abdesslam Trimech, 30 ans et père de deux petites filles, s’immole par le feu dans l’enceinte de la municipalité de Monastir, le 3 mars 2010. Consternation générale des habitants, dont plusieurs centaines ont manifesté lors des funérailles de cet honorable père de famille, devant la municipalité et le siège du gouvernorat de Monastir.
A Sidi Bouzid, un chômeur est contraint, malgré son diplôme, de vendre des fruits et légumes dans un étal de fortune. Sans autorisation officielle, il voit sa marchandise confisquée à plusieurs reprises par des employés municipaux. Les humiliations et les altercations continuent. Jusqu’au jour où au comble du désespoir, Mohamed Bouazizi, 26 ans, s’asperge d’essence et s’immole par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010. La consternation des habitants après ce drame a alors provoqué un soulèvement populaire qui s’est transformé en Révolution.

Régions différentes, conséquences différentes
Ce qui a provoqué la profonde désespérance de ces deux jeunes hommes peut être expliqué par l’attitude méprisante des autorités pour leur situation précaire. La différence de l’aboutissement de ces actes courageux tient lieu au contexte économique et social distinct entre la région de Monastir, assez prospère, et celle de Sidi Bouzid, plutôt pauvre.
Avant d’illustrer les disparités régionales en Tunisie par quelques indicateurs, il convient de rappeler l’impérieux réflexe de l’ancien régime de falsifier certains chiffres, en particulier ceux concernant le chômage. Précisément, le directeur général de l’Office National de la Jeunesse, Brahim Oueslati, a récemment confié que quelques chiffres de l’enquête nationale sur la jeunesse étaient faux, principalement ceux qui concernent le taux de chômage des jeunes. Ainsi, en 2009, le réel taux de chômage des jeunes de 18-29 ans a été de 29,8% et celui des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur a atteint 44,9% contre 22,1% selon les données officielles de l’ère Ben Ali.
Les chiffres rectifiés et annoncés par l’ONJ convergent désormais vers l’estimation faite par la Banque Mondiale dans le cadre d’une enquête réalisée fin 2005 et selon laquelle le taux de chômage des techniciens supérieurs et des maîtrisards avoisinait les 50%.

Chômage des jeunes inégalitaire selon les régions
Afin d’évaluer le taux de chômage par région à partir des écarts du taux de chômage des jeunes au niveau national, une estimation économétrique a été effectuée et a été préférée à un simple calage linéaire(1). Il apparaît donc que plus de 35% des jeunes de 18-29 ans seraient chômeurs en 2009 dans la région du Centre-Ouest (Sidi Bouzid, Kasserine, Kairouan) alors qu’ils représenteraient près de 26% dans la région de Centre-Est (Monastir, Sousse, Mahdia, Sfax).
Les régions du Nord Ouest (Béja, Jendouba, Le Kef, Siliana) et du Sud Ouest (Gafsa, Tozeur, Kebili) sont particulièrement touchées par le chômage des jeunes avec des taux respectivement de 45% et de plus de 50%, alors qu’il ne serait que de près de 30% pour le Grand Tunis.
Aussi, les jeunes à la recherche d’un emploi en 2009 seraient proches de 60% à Kasserine, contre 20% à Nabeul. Constat déjà connu, les jeunes de 18 à 29 ans résidant dans les régions de l’Ouest de la Tunisie connaissent une situation de chômage particulièrement difficile par rapport à ceux résidant dans les régions proches du littoral. Ce qui apparaît grâce à cette nouvelle estimation, c’est l’ampleur énorme de ces différences régionales concernant le niveau d’emploi des jeunes.
Quant aux jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, un même type d’estimation par région n’a pu être effectué en raison d’un déficit de données. Néanmoins, compte tenu du nouveau taux officiel annoncé de 44% au niveau national, on peut raisonnablement penser qu’il est encore plus important dans les régions de l’Ouest de la Tunisie.

Disparité de la pauvreté des régions
Autre indicateur pour mesurer ces disparités régionales, celui du taux de pauvreté par région. Cet indicateur, issu de l’enquête quinquennale de consommation et du niveau de vie des ménages de l’Institut National de la Statistique (INS), illustre bien ces disparités, malgré un fort probable « ajustement » de la part de l’ancien pouvoir.
Et comme pour le taux de chômage, ce sont les régions de l’Ouest de la Tunisie qui présentent la proportion de pauvres la plus élevée. Les résultats de cette enquête pour l’année 2005 aboutissent à classer les régions du Centre-Ouest et du Sud-Ouest comme les plus pauvres du pays avec un taux de pauvreté respectivement égal à 12,8% et 5,5% pour une moyenne au niveau national de 3,8%.
Alors que le taux de pauvreté a diminué entre 2000 et 2005 pour l’ensemble de la Tunisie, le nombre de pauvres rapporté à la population locale a presque doublé pour la région Centre-Ouest (7,1% en 2000 à 12,8%). Une comparaison sans appel est celle de la région de Monastir (Centre-Est) avec cette même région de Sidi Bouzid (Centre-Ouest) et pour laquelle la proportion de pauvres y est plus de dix fois et demi supérieure à la première (respectivement 1,2% et 12,8%).

L’onde de choc régionale d’un sacrifice
Le difficile contexte économique et social de ceux qui représentent un tiers de la population en Tunisie(4) est bien commun dans le pays tout entier, mais il est exacerbé dans certaines régions plus que dans d’autres. C’est bien cela qui peut expliquer la raison pour laquelle l’immolation par le feu de Abdesslem Trimech à Monastir n’a pu être l’étincelle de la Révolution.
Les habitants de Monastir ont certes été émus, éprouvés, révoltés par cet acte dur et inédit. Une partie importante de la jeunesse a partagé le désarroi de la famille mais son identification avec la modeste situation de Trimeche est restée limitée. Le choc psychologique n’a pas eu lieu.
En revanche à Sidi Bouzid, parce que le contexte économique et social est éprouvé, un grand nombre de jeunes a pu se reconnaître en Mohamed Bouazizi. La compassion a cédé à la revendication. D’un acte radical pour une revendication individuelle, on est passé à un soulèvement populaire pour des revendications collectives. Et l’onde de choc d’un sacrifice s’est donc propagée d’abord aux villes les plus pauvres de tout l’Ouest de la Tunisie, avant de gagner la côte Est en même temps que les classes moyennes, puis la capitale.

Des disparités à réduire prioritairement
Les actes profondément désespérés de Abdesslem Trimech et Mohamed Bouazizi frappent par leur violence et leur similitude. Leur aboutissement est le reflet des disparités régionales en Tunisie. Depuis des décennies, le développement du littoral a été préféré à celui de l’Ouest du pays.
Les infrastructures routières étaient construites prioritairement pour relier la capitale avec les régions de l’Est, en particulier le Centre-Est. Aussi, le Grand Tunis et l’Est de la Tunisie, du Nord au Sud, concentrent les industries à haute valeur ajoutée (tourisme, textile…), génératrices d’emplois. L’activité de l’Ouest de la Tunisie étant principalement tournée vers l’agriculture, les créations d’emplois dans ce territoire sont donc très réduites, ce qui favorise un exode d’une partie de la population, vers l’Est ou la capitale.
Penser que l’Ouest de la Tunisie a été ignoré durant des décennies serait une erreur, mais affirmer que ce territoire a été négligé serait plus juste. Certes, dès l’Indépendance, l’Etat a été présent dans ces régions avec la création d’écoles, d’hôpitaux, de commissariats.
Mais les incitations à attirer les industries (en dehors de l’industrie agro-alimentaire) sont insuffisantes, voire inexistantes. Une plus grande accessibilité de ces régions est une priorité évidente pour le développement de ces régions, mais elle prendra du temps et ne résoudra pas à court terme la situation compliquée de ses jeunes ou moins jeunes chômeurs.
Durant plusieurs années, le président déchu et son régime ont falsifié des données comme pour mieux occulter le malaise de la jeunesse et certaines caractéristiques des écarts interrégionaux. Un diagnostic plus approfondi est donc nécessaire pour apporter le remède qui pourra combler ces disparités.
Pour cela, l’ensemble du système d’information statistique doit être revu pour ne pas être soumis à des pressions, quelles qu’elles soient, et l’indépendance totale de l’INS doit être assurée par la loi définissant son statut. D’autre part, l’information statistique élaborée principalement par les ingénieurs compétents de l’INS, devra être plus riche, avec une publication plus régulière, malgré le coût inhérent aux différentes formes de produits statistiques.
La genèse du soulèvement a bien été le fait des jeunes de Sidi Bouzid, de la région de l’Ouest, mais la Révolution qui s’en est suivie a été menée par l’ensemble des Tunisiens, unis pour mettre un terme aux inégalités sociales, à la corruption, au népotisme, à la répression.
La Révolution appartient donc à tous les Tunisiens, comme les problèmes sociaux et économiques de chaque région du pays. Tous les Tunisiens doivent donc se sentir concernés et se mobiliser pour la création en commun du destin collectif (5).
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(1) Pour pouvoir appliquer cet écart national entre le taux de chômage des jeunes réel et déclaré (officiellement, sous Ben Ali) à chaque région, il convient de déterminer ce qui pourrait l’expliquer. En fonction des données disponibles de l’INS (Institut National de la Statistique), nationales et régionales depuis 1984 que j’ai pu collecter et selon la qualité de la variable retenue, il ressort que cet écart peut être expliqué par le niveau de la population, le taux de chômage déclaré et la proportion de la population diplômée de l’enseignement supérieur (68% de la variance de cet écart sont expliqués par ces variables exogènes) : Yréel – Ydéclaré = 0,11 – 2,57*10-5POP + 1,06 Ydéclaré + 0,017EDUSUP (estimation par la méthode des moindres carrés ordinaires). Ensuite, j’applique les coefficients estimés au niveau national aux données de population, de chômage et d’éducation pour chaque région pour obtenir cet écart régional. J’en déduis ensuite une estimation du taux de chômage des jeunes de 18 à 29 ans pour chaque région. Cependant, la faible temporalité de ces données ainsi que les hypothèses de j’ai été amené à faire pour rétropoler certaines années manquantes, rendent fragile cette estimation.
(2) Selon la Banque Mondiale, les seuils de pauvreté indiquent les niveaux de ressources matérielles dont un individu a besoin pour acheter un panier de biens élémentaires. Le seuil de pauvreté (absolue ou relative) est assimilé à un revenu minimum (ou niveau de consommation minimum) en dessous duquel la personne ne pourra pas assurer ses besoins les plus élémentaires en produits alimentaires et non alimentaires. L’indicateur de pauvreté rapporte le nombre de personnes situées au-dessous du seuil de pauvreté à la population totale.
(3) La dernière enquête de consommation et niveau de vie des ménages de l’INS date de 2005. On peut y trouver les chiffres de la pauvreté par région, mais sans la distinction selon le milieu (rural ou urbain). Seule l’édition de 2000 dispose de données sur la pauvreté par région et selon le milieu, rural ou urbain. Ainsi, c’est dans la région du Centre-Ouest, que le nombre de pauvres vivant en milieu urbain rapporté à la population locale est le plus élevé, à 12,6% soit plus de quatre fois supérieur à celui de la région de Centre-Est, pour l’année 2000.
(4) Selon l’INS, les jeunes de 15 à 29 ans représentent 29% de la population totale en 2009. Le détail sur la part des 18-29 ans dans la population totale n’est pas disponible.
(5) Alain Badiou, philosophe.
Par Slim Dali, Economiste-Statisticien à l’IEDOM-OM, groupe AFD
Source http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?rubrique86
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