Quelles perspectives pour l’Union Pour la Méditerranée, par Georges Corm

L’initiative du président Sarkozy modifiera-t-elle en profondeur les relations entre les deux rives de la Méditerranée ? Georges Corm, ancien ministre des Finances du Liban, n’y croit guère : « l’expérience des quinze dernières années de coopération euro-méditerranéenne indique bien que les modernisations de façade n’entraînent pas nécessairement la dynamisation des économies du Sud et ne suppriment pas les immenses poches de pauvreté, de chômage et, dans certains pays, d’analphabétisme. »
Par Georges Corm au Monde Diplomatique,
« Union méditerranéenne », « Union pour la Méditerranée », finalement « processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée », les dénominations successives du projet lancé par le président Nicolas Sarkozy reflètent à la fois son flou et les oppositions qu’il a rencontrées chez nombre de partenaires européens de la France.
Suggérée durant la campagne présidentielle française de l’an dernier, l’idée n’avait, selon tous les observateurs, qu’un seul objectif : trouver un cadre qui permette d’intégrer la Turquie au moment même où Paris s’opposait à son adhésion à l’Union européenne.
Depuis, le projet a pris plus de consistance, mais au prix de nombreux amendements, imposés notamment par l’Allemagne, à qui il est demandé d’être le bailleur de fonds principal du projet. Par ailleurs, sur le plan politique, la question est posée de savoir comment concilier l’alignement français de plus en plus marqué sur Israël et la volonté d’intégrer les pays arabes, qui refusent de normaliser leurs relations avec l’Etat juif tant que celui-ci ne se retirera pas des territoires arabes occupés en 1967. Les réticences algériennes ou libyennes ont confirmé les obstacles à surmonter.
Des nombreux séminaires et colloques tenus en France et au Maghreb depuis quelques mois, on peut déduire que les problèmes de l’environnement - notamment ceux concernant l’eau et l’énergie - feront l’objet de nouveaux programmes. De même, des questions plus traditionnelles, comme celles des marchés financiers, de la libéralisation et de l’ouverture économique, occuperont une place centrale sous couvert de stimuler l’investissement et donc la croissance.
Ce qui sera sans doute oublié, une fois de plus, c’est l’économie réelle des Etats du sud de la Méditerranée, et ce malgré un juste diagnostic de ses blocages. Une étude récente réalisée pour l’Agence française de développement formule à leur sujet un diagnostic réaliste et courageux : « Au sortir des ajustements macroéconomiques menés avec l’appui des institutions financières internationales, leurs régimes de croissance ne se sont pas redressés en raison de blocages internes profondément enracinés. Les diverses rentes stratégiques dont ils ont “bénéficié” ont largement contribué à durcir ces blocages.
Plus largement et sur une longue période, ces pays n’ont pas réussi à amorcer la convergence de leurs revenus par tête avec ceux des pays de la rive nord de la Méditerranée. Le rythme de l’activité y reste largement dépendant des ressources externes, la croissance ne relève pas d’un processus autoentretenu (1). »
La Méditerranée représente un espace d’imaginaires exubérants depuis la plus haute Antiquité. Elle constitue aussi un enjeu économique et stratégique majeur pour les Etats riverains, comme pour les voisins et pour toute puissance à vocation impériale. Du début du XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe, la France et le Royaume-Uni en dominèrent complètement la rive sud.
A partir des années 1950, la décolonisation attira d’autres acteurs, en particulier l’URSS et les Etats-Unis. La Méditerranée devint alors un important espace d’affrontement pour les deux protagonistes de la guerre froide. Le conflit israélo-arabe puis la guerre entre l’Irak et l’Iran eurent également des répercussions importantes. Les anciennes puissances coloniales, et plus largement l’Europe, se trouvèrent politiquement marginalisées, même si les échanges économiques, culturels et humains conservèrent une importance majeure.
L’Europe occidentale se mobilisa essentiellement pour la réalisation du Marché commun et son extension aux pays méditerranéens européens (Grèce, Espagne, Portugal, puis Chypre et Malte), et aux pays du nord de l’Europe (Finlande, Suède), à l’Autriche et aux pays d’Europe centrale libérés de la tutelle soviétique (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, pays baltes et, plus récemment, Bulgarie et Roumanie). La Communauté économique européenne (CEE) se transforma en marché unique, puis en Union européenne, dotée d’une monnaie unique.
Au cours des trente dernières années, les pays membres de l’Union, en particulier la France, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni, délaissèrent leur influence politique traditionnelle en Méditerranée. Impulsée par le général de Gaulle, qui refusait l’occupation israélienne des territoires arabes, la politique arabe de la France fut progressivement grignotée et marginalisée. L’enceinte de dialogue euro-arabe créée après l’augmentation des prix du pétrole en 1973-1974 ne donna guère de résultats concrets, à part quelques réunions d’experts, notamment sur la question des transferts de technologie. Cette évolution déçut les espoirs des gouvernements arabes de voir l’Europe s’impliquer plus fortement dans la résolution du conflit israélo-arabe (2).
Il est vrai que, dès le début des années 1980, les regards européens se tournent vers le conflit militaire entre l’Irak, supposé moderniste et laïque, et l’Iran de la révolution islamique « subversive ». La fin de cette guerre entraîne un répit de courte durée. L’invasion du Koweït par l’armée irakienne, en août 1990, et la disparition du régime soviétique, en décembre 1991, permettent aux Etats-Unis de s’installer définitivement comme le gérant exclusif des situations conflictuelles de la Méditerranée et de son environnement proche-oriental.
L’Union européenne et ses Etats membres méditerranéens acceptent - ou se résignent à - un rôle secondaire d’appui à la politique américaine. Loin de tenter de redresser la balance inégale entre Arabes et Israéliens, ils se replient sur le domaine de la coopération économique, du contrôle des migrations, de la libéralisation des échanges entre les deux rives de la Méditerranée, et du dialogue interculturel.
Ce sera l’objet du processus de Barcelone impulsé en 1995 (3), pendant du processus de paix israélo-arabe de Madrid (1991), lancé sous l’égide des Etats-Unis à l’issue de l’expédition militaire occidentale (et accessoirement arabe) pour libérer le Koweït. Dès Madrid s’affirme l’ambition de régler non seulement le conflit sur les territoires occupés par Israël, mais aussi de mettre en place une vaste zone de libre-échange méditerranéenne allant de la Turquie au Maroc et incluant Israël. Washington organise ainsi successivement des sommets économiques d’hommes d’affaires et de dirigeants politiques du monde entier, à Casablanca, en 1994, puis à Amman, au Caire et au Qatar.
Un projet de banque méditerranéenne, un temps évoqué, restera sans suite. Et les accords israélo-palestiniens d’Oslo déboucheront sur plus de misère et de souffrances pour la population palestinienne.
Alors que le processus de Madrid se solde par un échec complet, celui de Barcelone entraîne des conséquences plus durables (4), notamment la nette augmentation des engagements d’aide de la Commission européenne et de la Banque européenne d’investissement (BEI) aux pays tiers méditerranéens (5).
Une partie importante de ces flux sert à poursuivre et à approfondir la politique d’ajustement structurel et de modernisation institutionnelle - économique, commerciale et financière - lancée au début des années 1980, sous la conduite de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI).
L’objectif est clair : faire progressivement converger les deux rives de la Méditerranée autour d’institutions homogènes qui établissent l’économie de marché, le libre-échange (sauf pour les produits agricoles de la rive sud) et la libre circulation des capitaux (mais non celle des êtres humains), la gestion rigoureuse des finances publiques, l’indépendance de la banque centrale et l’orthodoxie dans la gestion monétaire. Dans l’optique quelque peu naïve des dirigeants européens, imprégnés des doctrines néolibérales anglo-américaines, cette convergence institutionnelle doit entraîner celle des niveaux de vie si contrastés d’une rive à l’autre.
Les accords d’association comportent également un volet politique relatif aux droits de la personne et à l’Etat de droit, certaines dispositions donnant un pouvoir à l’Union dans ces domaines (6). En dehors du cas de la Turquie, où les pressions de Bruxelles ont accéléré des réformes démocratiques, ce volet n’a guère porté de fruits dans les autres pays. Leurs gouvernements demeurent tous autoritaires ou semi-autoritaires, prenant prétexte de la peur de débordements islamistes pour brider les libertés.
Quant au conflit israélopalestinien, l’Union n’a jamais invoqué l’article 2 de son accord avec Israël pour exiger de celui-ci le respect des résolutions des Nations unies. Le processus de Barcelone donne rapidement des résultats économiques substantiels conformes aux canons de l’orthodoxie financière. Les privatisations se généralisent dans les domaines les plus profitables, notamment les télécommunications ; les tarifs douaniers baissent, et la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) s’implante avec succès presque partout ; les Bourses locales prennent un peu de couleur ; les secteurs bancaires, florissants, s’ouvrent aux investissements étrangers ; les finances publiques apparaissent mieux gérées, la gestion monétaire des banques centrales se conformant aux règles internationales en la matière.
Pourquoi l’Union européenne décide- t-elle alors, en 2005, de créer un nouvel instrument pour remplacer le processus de Barcelone - la « politique de voisinage », qui regroupe les pays tiers méditerranéens et certains autres (Moldavie, Russie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie et Ukraine) ?
Désormais, les fonds d’aide sont inscrits dans ce nouveau schéma, et chaque pays doit définir des priorités centrées sur les domaines qui intéressent l’Union. C’est notamment le cas de la coopération en matière de sécurité, avec le renforcement des capacités de contrôle des frontières afin de parvenir à juguler les flux migratoires clandestins en provenance de la rive sud et de son environnement africain, mais aussi d’une meilleure prévention du crime organisé et du terrorisme.

L’expérience des « tigres » asiatiques
Au-delà, la « politique de voisinage » prend acte de l’échec du processus de Barcelone dans le domaine politique : il n’a atteint ni l’objectif d’un apaisement des conflits, ni celui d’une normalisation entre Israël et ses voisins, clé d’une intégration de l’Etat juif dans son environnement méditerranéen. En réalité, l’Europe abandonne ainsi aux Etats-Unis la gestion exclusive - et tout à fait partiale - du conflit israélo-arabe.

Le nouveau projet français intervient moins de quatre ans après le lancement de cette politique. Cependant, avant même de voir le jour, il a déjà suscité des tensions et des querelles feutrées, en particulier sur deux sujets : la structure institutionnelle à mettre en place et la répartition des pouvoirs entre Européens et Arabes méditerranéens. Quel mécanisme coordonnera la nouvelle structure avec la Commission européenne et la direction qui s’occupe des programmes destinés aux pays méditerranéens ?
Comment seront répartis les pouvoirs de décision, au sein de la nouvelle structure, entre représentants des gouvernements arabes méditerranéens et des gouvernements européens ? Sans compter les rivalités entre dirigeants arabes se disputant les positions bureaucratiques de poids...

Ces disputes interarabes et intereuropéennes, comme les querelles d’appareils bureaucratiques au sein même de l’Union, font douter de l’efficacité de cette nouvelle initiative. Elle ne s’attaquera vraisemblablement pas aux problèmes de l’économie réelle des pays du sud de la Méditerranée, et a fortiori n’élaborera pas un programme sérieux et correctement financé de convergence des niveaux de vie. L’expérience des quinze dernières années de coopération euro-méditerranéenne indique bien que les modernisations de façade n’entraînent pas nécessairement la dynamisation des économies du Sud et ne suppriment pas les immenses poches de pauvreté, de chômage et, dans certains pays, d’analphabétisme.

A l’inverse, l’expérience des « tigres » asiatiques et leurs succès économiques comme politiques le montrent : l’aide au développement ne constitue pas la principale clé de la croissance. Celle-ci dépend en premier lieu des dynamiques internes et de la volonté collective de briser le cercle du sous-développement. De ce point de vue, le processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée n’y changera pas grand-chose.Les fondements rentiers des économies méditerranéennes ne créent pas les conditions d’un saut dans l’économie productive (7).
Publication originale Le Monde Diplomatique
Georges Corm est ancien ministre libanais des finances, auteur de La Question religieuse au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2006, du Proche-Orient éclaté, 1956-2006, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 2006, et de Orient-Occident, la fracture imaginaire, La Découverte, Paris, 2005.
Notes :
(1) Dans Jacques Ould Aoudia, Croissance et réformes dans les pays arabes méditerranéens (PDF), Agence française de développement, Paris, 2006, p. 16-17.
(2) Si, en 1980, à Venise, une réunion de chefs d’Etat des pays membres de l’Union européenne adopta une déclaration réclamant l’établissement d’un Etat palestinien, celle-ci ne fut suivie d’aucun effet.
(3) Lire Francis Ghiles, « Actualités du dialogue euroméditerranéen », et Jean-Pierre Séréni, « Le sud de la Méditerranée oublié », Le Monde diplomatique, respectivement novembre 2000 et mars 2003.
(4) Plusieurs Etats arabes établiront des relations politiques de niveaux différents avec Israël. Dans le domaine économique, l’Egypte et la Jordanie ont des relations d’échange officielles. La Jordanie a mis en place une zone franche jordano-israélienne dont les produits sont exportés notamment vers les Etats-Unis.
(5) Les déboursements effectifs seront très lents pour des raisons de nature bureaucratique, aussi bien au niveau de la Commission que des Etats bénéficiaires. Les taux de déboursement se sont améliorés ces dernières années, en particulier au Maroc et en Tunisie.
(6) Les accords d’adhésion à la zone euro-méditerranéenne de libre-échange ont été signés avec l’Egypte, la Jordanie, le Liban, le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, la Syrie. Avec ce dernier pays, la ratification européenne n’a pas eu lieu, pour des raisons politiques. La Turquie a signé un accord d’union douanière et, comme on le sait, demande à devenir membre à part entière de l’Union.
(7) Lire Ahmed Henni, Le Syndrome islamiste et les mutations du capitalisme, Non Lieu, Paris, 2008.

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