L'Union pour la Méditerranée entre rêve et utopie

Par Antoine Basbous. Le directeur de l'Observatoire des pays arabes détaille les obstacles qui se dressent sur la voie de l'Union pourla Méditerranée, un projet un défi qui exige réalismeet lucidité.
L'effervescence qui caractérise le débat sur «l'indiscutable utilité» de l'Union pour la Méditerranée (UPM), chère à Nicolas Sarkozy, est tout à fait légitime. Il n'est plus besoin de démontrer ses mérites pour tous les riverains, auxquels elle devra apporter prospérité, sécurité et stabilité. Mais l'enthousiasme n'est pas partagé par tous, sur chacune des deux rives. Pour réaliser ce rêve, il convient de déminer le terrain, de voir les réalités en face.Ne nous leurrons pas, le sud et l'est de la Méditerranée ne ressemblent en rien aux pays de l'Europe de l'Est qui se sont libérés de l'URSS et ont adopté le modèle de démocratie libérale en appliquant des recettes «clé en main». Malgré le joug communiste, les sociétés civiles de l'Est aspiraient à partager les valeurs de l'Occident.Avec l'UPM, il ne s'agit pas de rééditer cette expérience en intégrant le sud et l'est de la Méditerranée, mais de créer une association pour relever le défi du partage de la modernité et du développement. Car les deux rives n'adhèrent pas toujours aux mêmes valeurs culturelles et religieuses, et leurs dirigeants ne caressent pas les mêmes desseins politiques.La gouvernance des pays du Sud dresse de multiples obstacles au succès de ce projet. Du Maroc à la Turquie, ce ne sont pas moins de cinq conflits armés ou querelles frontalières qui empêchent toute coopération. S'y ajoute l'objectif stratégique des régimes «républicains» de se transformer en «monarchies» de facto. En Syrie, la dictature héréditaire des Assad a montré la voie. En Égypte, tout est mis en place pour que Gamal Moubarak succède à son père. En Libye, le colonel Kadhafi, qui a enterré De Gaulle, Pompidou et Mitterrand, prépare sa succession au profit de l'un de ses fils. Au pouvoir depuis 1987, le président tunisien s'apprête à faire modifier une fois de plus la Constitution pour s'offrir une présidence à perpétuité. Sans oublier Bouteflika, qui était déjà ministre en 1962 et qui souhaite amender la Constitution algérienne pour s'accorder un troisième mandat présidentiel, malgré son état de santé.En réalité, la principale préoccupation de ces dirigeants n'est pas d'intégrer un club de démocraties méditerranéennes, mais de sanctuariser leurs régimes et de maintenir leurs clans au pouvoir. Tout projet de modernisation menace leur souveraineté, leur pérennité politique. Donner la liberté à leur peuple, instaurer un État de droit ou offrir à leur jeunesse une véritable perspective, cela n'est pas à l'ordre du jour.


Au fond, la plupart des régimes concernés voudraient «cueillir» la contribution financière européenne sans avoir à bouleverser le quotidien de leur population, ni réformer leur gouvernance. Et il ne faut pas compter sur l'implication artificielle des États arabes du Golfe pour financer l'UPM. Car ces derniers disposent déjà d'ambitieux investissements à travers le monde et n'entendent nullement jouer la roue de secours d'un projet auquel ils sont étrangers. Quand bien même ils devaient investir, ils le feraient avec les instruments de la finance islamique.
Certains pays du sud et de l'est de la Méditerranée redoutent surtout que des libertés accordées à leurs citoyens ne débouchent sur leur renversement et que le courant d'air toléré ne se transforme en tempête qui les emporterait comme la perestroïka avait achevé l'URSS. In fine, le statu quo ne profite qu'à la mouvance islamiste, adossée aux mosquées, dont les régimes ne peuvent empêcher la fréquentation. La Mosquée devient l'alternative au Palais.
La fermeture du champ politique met en rivalité deux systèmes totalitaires et écarte toute hypothèse démocratique. Il n'y aura pas d'alternance par les urnes. Elle se fera un jour dans la rue, au profit des islamistes. Ce blocage structurel condamne le projet d'UPM, car comment s'associer dans des projets de développement aussi prometteurs, quand il y a une telle incompatibilité dans l'exercice du pouvoir et la gestion des affaires publiques.
Plus encore, si les islamistes arrivaient au pouvoir, rien ne garantit qu'ils adhéreraient à un tel partenariat de développement, tant ils sont animés par des pensées peu compatibles avec ce projet. Les «authentiques» perçoivent le monde comme une confrontation entre deux blocs, le leur et celui des «mécréants». Et ceux qui ont fait allégeance à al-Qaida ont pour mission de chasser les Occidentaux manu militari, à commencer par les Français et les Espagnols.
N'oublions pas que les cercles officiels qui bénissent l'UPM ne sont pas représentatifs de leurs opinions. Outre les islamistes, les nationalistes peuvent chercher à s'attribuer le beau rôle, en dénonçant le paternalisme ou le néocolonialisme européen. D'où l'impérieux besoin de voir les partenaires des autres rives s'approprier le processus engagé et de s'assurer que, dans leur ensemble, ils ne le perçoivent pas seulement comme une manne à accaparer.
Pour réussir l'UPM, il est donc impératif de regarder son partenaire droit dans les yeux, afin de mesurer son envie, sa compatibilité, ses promesses d'efforts quantifiables, pour embrasser ce projet. Pour autant, les difficultés ne doivent pas décourager les pionniers, mais les inciter à les contourner. Le projet sera long à mettre en place, sans garanties quant à son aboutissement. La réussite dépendra de la modification de la donne interne à chacun des partenaires du Sud et de l'Est méditerranéens. Ce défi mérite patience et persévérance, mais également réalisme et lucidité.
Journal le Figaro - 17 avril 2008

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